Les coulisses d’une réserve amérindienne

Les coulisses d’une réserve amérindienne

« It is why we lost the war ! » (1), me dit Angel en riant, déposant sur la table un arc et quelques flèches dans leur carquois de peau brute que vient de lui remettre un autochtone, dans l’espoir que le Singing Horse Trading Post réussira à le revendre à quelque touriste de passage.

Au milieu des plaines du Sud Dakota, adossé à la colline, le Singing Horse Trading Post est l’un des rares commerces de la réserve de Pine Ridge permettant aux Lakotas d’acheter et de revendre les produits de l’artisanat local pour améliorer quelque peu leur subsistance : peaux, perlages, tissus, tambours, objets cérémoniels, bijoux etc. Dans un coin du petit magasin, quelques cartons contenant des objets divers en bon état, offerts à qui peut en avoir besoin. Parmi les sept tribus de la nation Sioux disséminées en Amérique du nord, la réserve de Pine Ridge abrite les Oglalas, dont le nom signifie littéralement : « Qui distribue ce qu’il a ».

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Un nom qui n’est pas usurpé, à en juger par les cérémonies d’offrandes (Give Away) qui se déroulent tout au long de l’année. Parce que les grands chasseurs sont ceux qui peuvent assurer la survie d’une famille élargie, la grandeur d’une personne se mesure ici toujours à ce qu’elle distribue, non à ce qu’elle possède. Une tradition bien naïve aux yeux des Washichu (hommes blancs, occidentaux), pour qui tout s’achète et rien ne se donne. Mais cette naïveté, elle continue d’être largement exploitée et de nourrir certains commerces.

A moins de 2 miles de Pine Ridge, principale bourgade de la réserve Oglala, se trouve White Clay, situé juste de l’autre côté de la frontière du Nebraska. Ce petit hameau, hors réserve donc, et qui ne compte que quatorze habitants, compte quatre débits d’alcool qui, avec la bénédiction de l’état du Nebraska, vendent en moyenne 12500 cannettes de bières par jour, essentiellement à des indiens dont certains jonchent les trottoirs alentours. Au cas où deux siècles de colonisation des habitudes et des pensées n’auraient pas suffi à faire complètement plier l’âme du peuple Lakota, la société qui les entoure persiste à entretenir les vieilles recettes qui ont fait les beaux jours de la conquête de l’Ouest.

L’hôpital local consacre 95% de son budget au traitement des accidents résultant directement de la consommation d’alcool et de drogue, avec son cortège de violence conjugale et de suicides ; autant de causes qui pourraient, avec une politique adéquate, être éradiquées en totalité. Les autres maladies endémiques, comme le diabète et l’obésité, ont pour cause directe la surconsommation de junk food (chips, sodas, fritures, sucreries), alliée au manque d’exercice du mode de vie américain. L’ensemble forme un cocktail particulièrement néfaste pour les organismes de ces enfants de coureurs des plaines.

Les cérémonies d’offrandes ont toutefois donné des idées aux blancs. Différentes églises évangélistes se disputent le territoire, rivalisant elles aussi de dons et d’aides diverses à la population, mais toujours savamment calculés : vêtements, nourriture, soins, sont systématiquement accompagnés de sermons et d’extraits bibliques. La grandeur de ces églises-là croit se mesurer elle aussi à ce qu’elle donne, sauf qu’elle ne donne pas gratuitement. Elle cherche à convertir à travers le don, et à travers lui, à acheter les âmes. Combien vaut une âme ? Là est toute la question.

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Les Lakotas ont perdu progressivement leurs terres, leurs bisons, leur religion, leur famille. Selon Floyd Hand, leader spirituel respecté et membre du Conseil des Anciens, l’un des principaux drames de ce peuple, qui était une société matriarcale, est que ce sont à présent les femmes qui doivent travailler à l’extérieur, en plus de la tenue de la maison et de la famille, pour permettre au foyer de fonctionner. Les hommes, eux, n’ont toujours pas retrouvé leur place dans cette nouvelle forme de vie. Une majorité d’entre eux restent désorientés et désœuvrés, leur ancien rôle de chef de famille, rapportant de la chasse tout ce qui permettait à la famille de subsister (nourriture, abris, vêtements, objets usuels), ayant disparu. L’extermination des bisons par les blancs n’était pas une stupide partie de chasse. C’était la première étape, parfaitement calculée, d’un ethnocide.

Les effets secondaires du désœuvrement des hommes Lakota sont multiples : alcoolisme, prison, accidents, conflits, suicides. Il en résulte cette statistique alarmante qu’il n’y a plus qu’un homme pour trois à quatre femmes sur la réserve, ce qui crée un déséquilibre profond dans la structure sociale et familiale. Beaucoup d’enfants ont ainsi vécu l’abandon, et l’on comprend la délinquance ordinaire de tous ces jeunes qui n’ont jamais eu d’autre modèle qu’un père violent ou absent. Cette crainte latente de l’abandon laisse des marques profondes, donnant lieu à des crises de jalousie et de la violence conjugale, l’idée d’être à nouveau abandonné leur étant insupportable. On assiste également à une inversion des valeurs, où ce sont les enfants qui doivent parfois diriger la famille et la maison, prenant par nécessité la place de parents absents ou cuvant leur alcool.

« Mon mari ne m’aime plus.
– Pourquoi dites-vous ça ?
– Il ne me bat plus… »

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La disparition du rôle traditionnel de protecteur de la famille et de pourvoyeur de nourriture a généré chez les hommes une importante perte de considération d’eux mêmes. Beaucoup compensent ce manque de confiance par un comportement machiste qui, l’alcool aidant, se traduit par de la violence conjugale. Le paradoxe est que cette violence finit par devenir un alibi sentimental. On entend parfois des discours surréalistes, du genre : « Si je la bat, c’est parce que je tiens à elle ». Et les femmes, à leur tour, se retrouvent conditionnées : « Mon mari ne m’aime plus ». « Pourquoi dites-vous ça ? » « Il ne me bat plus… ».

Certaines jeunes femmes arborent des suçons dans le cou, faits par leur petit ami ou leur mari. C’est censé être une marque d’affection, une sorte de tatouage amoureux. Mais l’on peut voir aussi dans cette pratique une marque de possession, un réflexe tenant davantage du marquage du bétail que de la preuve d’amour.

A propos de bétail, les Lakotas sont confinés dans un territoire appelé « réserve », et qui dans les traités d’origine porte encore le doux nom de « concentration camp ». Pine Ridge étant la réserve la plus pauvre des Etats-Unis, il n’est pas besoin de barbelés ni de miradors pour maintenir la plupart des habitants dans leur territoire. Lorsque l’argent manque pour mettre de l’essence dans la voiture et qu’au dehors la vie est encore plus chère, le mur invisible de la pauvreté forme une cloison bien suffisante.

Même la réserve sur laquelle vivent les Lakota ne leur appartient pas. L’état américain, considérant que les indiens ne sont pas capables de gérer leur territoire en propriétaires terriens (la notion de propriété allant, c’est vrai, difficilement de pair avec celle de partage des biens), les a mis sous sa tutelle. Ainsi, même si un Lakota dispose d’une parcelle de terre importante sur laquelle il vit, il ne pourra jamais s’en prévaloir pour faire un emprunt et y créer quelque chose de solide. En outre, n’étant pas cultivateurs de tradition puisque non sédentaires à l’origine, beaucoup d’entre eux, pour gagner quelques sous, louent leur terre à des fermiers blancs, achevant ainsi de morceler les dernières terres indiennes. Lorsque l’on regarde, au musée de l’Oglala Lakota College de Kyle, l’inexorable régression des surfaces des réserves amérindiennes depuis la fin du 19ème siècle, on ressent le même sentiment d’impuissance qu’à la vue de la fonte accélérée des glaciers.

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En théorie, la nation Lakota est censée être souveraine sur le peu de territoire qui lui reste. Mais cette souveraineté, elle aussi, a été larvée. La nation Lakota était traditionnellement gérée par un conseil composé d’anciens à la sagesse respectée de tous. En même temps que la création des réserves fut créé le Bureau des Affaires Indiennes (BIA), qui imposa à l’organisation politique de la réserve un mode de gestion occidental, avec un Président, un vice-Président, un secrétaire etc., le tout chapeauté par le gouvernement américain. Ce qui a donné naissance à deux pouvoirs, qui continuent de cohabiter : l’un, officiel mais non véritablement démocratique (Cf. infra), prenant les décisions pour la nation Lakota en « bonne intelligence » avec le gouvernement américain ; l’autre, demeuré traditionnel, menant sa propre réflexion et réclamant toujours le respect des traités bafoués, ce qui le met en opposition naturelle avec le BIA. Invité par Floyd Hand, j’ai eu la chance d’assister une fois à ce conseil traditionnel, où était également présent Arvold Looking Horse, l’actuel gardien de la Chanunpa, la pipe sacrée de la nation Lakota. Étrange réunion politique débutant par une fumigation de sauge et des prières, incitant chacun à parler avec son cœur, reprenant avec respect ce qu’a dit le précédent (pour montrer qu’on la bien entendu et compris avant d’apporter sa propre version), et régulièrement marquée par des temps de silence nécessaires à la réflexion, car pour les Lakota, la parole est sacrée. Voilà qui change agréablement des invectives, de la langue de bois et des « je ne vous ai pas interrompu, laissez moi terminer », auxquels nos élus nous ont tristement habitués. Ce conseil traditionnel, où spiritualité et politique font bon ménage, me fait un peu penser à celui du gouvernement tibétain en exil. Un autre pouvoir parallèle et pourtant authentique, ignoré d’un autre empire…

Les occidentaux se targuent souvent d’avoir inventé la démocratie. Ils prennent pour cela l’exemple de la Grèce et de Rome (en omettant au passage quelques délicats sujets, comme l’esclavage ou la pédophilie). Mais la démocratie n’est pas l’apanage de la culture occidentale, elle peut avoir plusieurs visages. Avant que les blancs n’arrivent, les Lakota vivaient déjà en démocratie, dans le respect des libertés et des capacités de chacun. Ils faisaient confiance au meilleur guerrier pour partir en guerre (la société étant matriarcale, ce sont les femmes qui en décidaient, d’autant que les meilleurs guerriers étaient souvent considérés comme les meilleurs reproducteurs), au meilleur chasseur, au meilleur chercheur d’eau, au meilleur « trouveur de camp d’hiver », au meilleur homme médecine, etc. Par conséquent, la tribu n’avait pas un chef, mais plusieurs, hommes ou femmes, formant un conseil de personnes respectées pour des raisons diverses. Lorsqu’une décision importante était à prendre, tout le monde avait son mot à dire, et il fallait arriver à l’unanimité. Une tribu ne dépassait pas les 3000 personnes, faute de quoi ce mode de fonctionnement devenait difficile. Lorsque les blancs sont arrivés, ils ont voulu s’adresser « au chef » de la tribu, afin de n’avoir affaire qu’à une personne, parlant et décidant pour toutes les autres. Ils n’ont pas compris qu’ils avaient affaire à un parlement. Et c’est ce qu’a cherché à reproduire le BIA dans le mode d’organisation qu’il a imposé au Conseil Tribal. Mais une telle organisation pyramidale n’est pas dans la mentalité indienne. Le Conseil Tribal aujourd’hui « élu » l’a été par à peine 10 % de la population autochtone. Il n’a pas la confiance de la majorité, qui ne lui accorde pas de réel pouvoir, car chacun sait qu’à travers lui, c’est le gouvernement américain qui continue de dicter sa loi.

Pourtant, comme le rappelait Russel Means, co-fondateur de l’American Indian Movement, la constitution américaine est grandement redevable aux lois indiennes. Lorsque les européens sont arrivés en Amérique, ils fuyaient la royauté et aspiraient à une nouvelle forme de gouvernance. Ils se sont fortement inspirés des règles de vies indiennes pour élaborer la constitution des États-Unis. Ils ont même pris l’aigle pour symbole, alors que cet animal était le totem de la nation amérindienne toute entière, et que ses plumes continuent de coiffer toutes les cérémonies natives importantes. Par contre, le pas était un peu trop grand pour que ces mâles colonisateurs acceptent le matriarcat, qui n’a jamais figuré dans la constitution.

coulissesdunereserve 05Adopter des lois ne suffit pas à changer les mentalités. Floyd Hand a coutume de dire que « les blancs pensent avec leur cerveau, les Lakotas pensent avec le cœur ». « Les hommes blancs, poursuit-il, n’utilisent que leurs cinq sens ordinaires. Ils ne savent pas que les êtres humains (Lakota veut dire « être humain »… en Lakota) ont seize pouvoirs (2). Ils n’utilisent par exemple pas l’intuition. Lorsque les blancs se regardent dans les yeux, c’est pour se connecter de cerveau à cerveau, et non de cœur à cœur. Ils considèrent cela comme une marque de franchise, mais il est tout à fait possible de se mentir les yeux dans les yeux, comme de nombreux blancs savent le faire. Si les Lakotas ne se regardent pas directement dans les yeux lorsqu’ils conversent, c’est pour mieux utiliser leur intuition que leurs sens ordinaires, afin de mieux ressentir la personne qu’ils ont en face d’eux. Et les blancs prennent cela pour une attitude fuyante. » C’est ainsi que, sur cette planète, des peuples cohabitent tout en restant dans des mondes différents.

A l’intérieur même du peuple Lakota (et du monde amérindien en général), les différences de comportement sont énormes. Nous avons parlé de ceux qui sont violents, alcooliques ou suicidaires. Il y a heureusement aussi tous ceux qui vont bien, et qui essaient de préserver leurs traditions contre vents et marées. Il serait toutefois particulièrement naïf de croire que tout indien est le représentant d’une tradition spirituelle, parle le Lakota, ou suit les préceptes et les croyances de ses ancêtres. Sur la réserve comme partout ailleurs, les faux prophètes sont monnaie courante.

La tradition Lakota évoque quatre valeurs primordiales que sont censés cultiver ceux qui suivent la « Voie rouge » (Canku Luta), c’est à dire la voie sainte que devraient suivre les authentiques êtres humains. Ces quatre vertus, ou valeurs, sont :

  • le courage (associé au pouvoir de l’est),
  • la générosité (associé au pouvoir de l’ouest),
  • la sagesse (associé au pouvoir du sud),
  • le respect (associé au pouvoir du nord).

Ces vertus sont très comparables à celles prônées par le confucianisme, qui enseigne l’art de faire de chaque être humain un Jun Zi, « un homme de bien ». En songeant à ces quatre valeurs associées aux quatre directions de la roue médecine, je ne puis m’empêcher de faire également un parallèle avec les éléments de la médecine chinoise, ce qui donne :

  • à l’Est, l’énergie du Bois (source de la poussée et du renouveau, incarnée par le Foie) génère le courage;
  • à l’Ouest, l’énergie du Métal (source du souffle et de la dispersion, incarnée par le Poumon) génère la générosité;
  • au Sud, l’énergie du Feu (source de lumière et de chaleur, incarnée par le Cœur) génère la Sagesse;
  • au Nord, l’énergie de l’Eau (source de l’hérédité et des racines, incarnée par les Reins) génère le Respect.

Ce n’est là qu’un petit exemple des multiples échanges qui peuvent se faire entre ethnomédecines de différentes traditions. On notera aussi au passage que dans toutes ces traditions, le terme médecine a un sens bien plus vaste que celui de « technique de détection et de traitement des maladies ». La médecine telle que les peuples traditionnels la conçoivent désigne plutôt « la science de l’homme placé entre le ciel et la terre », la compréhension profonde des lois du vivant, dont la maladie n’est qu’un artefact.

Depuis le début de cet article, je parle des Lakotas, mais peut-être est-il temps de préciser que, tout comme la France est faite de régions et de peuples différents (alsaciens, bretons, béarnais, basques etc.), ayant chacun leur propre dialecte, la nation Lakota est composée de sept tribus distinctes (Oglala, Hunkpapa, Sicangu, Minneconjou, Itazipco, Siha Sapa, O’Henumpa), dont la réunion forme « le conseil des Sept Feux (Oceti Sakowin), que les blancs ont appelé les Sioux. Ces différentes tribus sont réparties dans différentes réserves (Pine Ridge pour les Oglalas, Rosebud pour les Sigangu, etc.), qui sont elles-mêmes scindées en plusieurs grandes communautés, ou familles étendues (Tiospaye), réparties en différents secteurs, ou districts, de la réserve. La notion de famille chez les Lakotas dépasse de loin la famille nucléaire des occidentaux, essentiellement composée des parents de lignée directe. La famille Lakota inclut les grands parents, les oncles, les tantes, les cousins, ainsi que toutes les personnes mariées ou adoptées par ces derniers (l’une des cérémonies sacrées des Lakotas étant celle de l’adoption, qui peut faire de toute personne un membre de la famille à part entière). La famille Lakota n’est donc pas uniquement une famille de sang, mais également une famille de cœur. Certaines de ces familles ont en commun un aïeul célèbre, tel Red Cloud ou Crazy Horse chez les Oglala, ou Sitting Bull chez les Hunkpapa (je choisis à dessein des noms connus chez nous mais il en existe beaucoup d’autres), qui contribue à renforcer le lien communautaire au fil des générations.

Sachant que, rien que dans une simple famille nucléaire composée de plusieurs enfants, aucun n’a le même caractère (une biologiste a dit très justement : « on accouche seulement de téléviseurs, mais on ne choisit pas le programme »), on peut imaginer le nombre infini d’histoires de familles qui alimentent, mais parfois aussi larvent certaines communautés. Surtout lorsque cela se produit non pas dans un « univers impitoyable » à la Dallas, mais sur fond de réelle misère sociale. Sur la réserve, les psychologues ont toujours de quoi s’occuper. Mais ils sont plus nombreux à Dallas, c’est vrai. On se demande bien pourquoi.

Face à tous les bouleversements qu’a connus ce peuple, on aurait pu supposer que le gouvernement américain mettrait en place tout ce qu’il faut pour lui rendre un peu de sa dignité. En échange des terres prises aux Lakotas, le gouvernement avait promis de leur fournir une éducation, des soins de santé et un développement économique. Il l’a fait, bien sûr, mais sans préciser le type d’éducation, le type de soins ni le type de développement qu’il leur offrait.

J’ai déjà observé cela auprès des minorités ethniques et des populations démunies de différents pays : ceux qui disposent de la technologie et du pouvoir ont développé l’art consommé de mettre en place des programmes d’aide tout en maintenant, à un plus haut niveau d’organisation (ou parfois de désorganisation volontaire, comme à White Clay) les populations dans la dépendance et le besoin. L’une des règles d’or de l’aide véritable est qu’il vaut mieux apprendre à quelqu’un à pêcher que de lui donner du poisson. Faute de quoi, c’est exactement l’inverse qui se produit, à savoir le maintien dans un état de dépendance et de besoin. Fournir de la nourriture aux Lakota – et quelle nourriture ! – après leur avoir volé leurs terres et exterminé les bisons, c’est tout sauf les aider à chasser… Même chose pour les soins : il n’y a jamais eu aucune tentative de valorisation des savoir autochtones ancestraux en matière de santé de la part du gouvernement américain. Il a implanté ses chips, ses sodas et ses programmes de télévision indigents dans tous les foyers, puis il a généreusement placé ses unités de dialyse et centres d’aide psychologique autour. Côté développement économique, hormis quelques échoppes, les seules ressources économiques existantes sur la réserve sont l’élevage, l’agriculture, le tourisme (parcs naturels ou « d’attraction ») et les casinos. Un choix bien cornélien pour tout Lakota voulant à la fois survivre et conserver un peu de son mode de vie traditionnel.

Dans la série « je fais semblant de vous aider mais je me sers », le dernier nuage noir en date qui plane au-dessus – ou plutôt au-dessous – de la réserve est celui de la fracturation hydraulique du gaz de schiste. Pour pouvoir continuer de vivre au dessus des moyens énergétiques raisonnables de l’ensemble des habitants de cette planète, les États-Unis ont décidé d’extraire le gaz de schiste de leur sol. Et comme ils l’ont déjà fait pour l’or, cela les amène à puiser partout, y compris dans les terres indiennes. Certaines réserves ont déjà franchi le pas, acceptant de cribler leurs terres de machines qui défigurent le paysage et polluent les nappes phréatiques. Les Oglala sont partagés. D’un côté, il y a ceux qui ont conscience du danger environnemental et du fait que cette nouvelle fracturation sera aussi sociale qu’hydraulique, et de l’autre, il y a ceux qui, faute d’avoir de quoi se nourrir et se chauffer en hiver, voient là une nouvelle occasion de gagner un peu d’argent en laissant faire quelque chose sur « leur » sol. Comment leur en vouloir ? Comment ne pas en vouloir, par contre, à cette politique persistante de pillage habillée de bons sentiments ?

Partout ou j’ai posé mon sac humanitaire, j’ai fait ce même triste constat que les plus grandes causes de détresse et de maladie humaine sont les hommes eux mêmes. Tant que l’infime et puissante minorité qui dirige le monde par l’impérialisme financier, industriel, politique, militaire et religieux, ne réalisera pas que nous ne sommes que de passage, et que nous formons une unique et grande famille, placée sur une fragile réserve appelée la terre, avec le partage et le respect comme seul avenir commun possible, cela n’a aucune chance de changer. Les quelques soins que nous essayons d’apporter ça et là aux Kokopellis de l’humanité ne sont évidemment que des gouttes d’eau, jetées non pas dans un océan, mais sur un désert, et bien vite évaporées. Mais c’est une vieille histoire de Colibri et d’incendie, que connaît bien Pierre Rabhi, et que je salue au passage s’il lit un jour ces lignes.

Témoigner n’est pas moins important que soigner, car sans prise de conscience des causes, toute tentative de traitement est vaine.

Pour ce qui concerne les Lakotas, ils ont parfaitement compris l’origine de leur problème. Certains ont même trouvé la solution.

« It is why we lost the war ! », me dit Angel en riant. En riant…

Patrick Shan Manderson, Sud Dakota, 30 juillet 2015

Un grand merci à Floyd Hand, Rosie Freier, Mary Mousseau et Russel Means pour le temps de parole généreusement partagé au fil des ans. J’espère que ma mémoire et ma compréhension n’auront pas trop distordu certaines de leurs explications. 

(1) « Voilà la raison pour laquelle nous avons perdu la guerre ! ».
(2) Par « pouvoir », Floyd Hand fait en partie référence à des capacités de perception que les occidentaux qualifient « d’extra-sensorielles »